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BRUNO SCHULZ

 

LA MORTE-SAISON

 

 

 

 

 

I        

 

 

A cinq heures du matin – matinée rutilant d’un soleil précoce – la maison baignait déjà dans l’ardente et silencieuse clarté de l’aube. En cette heure solennelle où personne n’épie – tandis qu’à l’abri des stores clos s’élevait encore par toutes les chambres, uniforme, la respiration des dormeurs – l’immeuble entier adhérait au brasier silencieux de sa façade, comme modelée de paupières fermées sur la douceur des songes. Profitant du répit des heures fastes, par tous les pores de sa face béatement assoupie, éblouie de lumière, la maison absorbait les premiers feux du jour. Ondoyante, l’ombre de l’acacia sur la place venait répéter sur la surface tiède comme sur un clavier sa pettite phrase miroitante, toujours la même, aussitôt lavée par la brise, et s’efforçait, mais en vain, de pénétrer jusqu’au vif de ce sommeil d’or. La toile des stores buvait l’incendie matinal, et, se pâmant dans l’éclat sans limites, ajoutait encore à ses reflets de bronze.

A cette heure vierge, impuissant à retrouver le sommeil, Père, lourdement chargé de livres, descendait l’escalier pour ouvrir le magasin situé au rez-de-chaussée de l’immeuble. Il demeurait ainsi debout un moment, immobile, yeux clos, affrontant la puissante attaque du feu céleste. En douceur, la façade ensoleillée l’absorbait jusqu’à l’anéantissement dans sa rectitude béatement nivelée et polie. L’espace d’un instant, Père s’aplatissait, s’incrustait dans le mur, il sentait ses mains tièdes et vibrantes devenir rameaux, se figer autour des ornements en stuc de la muraille. (Combien de pères – à cinq heures du matin – se sont ainsi, et pour toujours, fondus dans la façade de leur maison, juste au moment de descendre la dernière marche ! Combien de pères se sont ainsi érigés en guichetiers perpétuels de leur porte, mascarons d’or sculpté, la main toujours sur la poignée, le visage raviné de sillons sauvement parallèles, retrouvés plus tard un à un par les doigts caressants de leurs fils qui en quêtent les derniers vestiges, à jamais fondus dans l’universel sourire de la façade!) Mais bientôt, par un restant de volonté, il parvenait à s’arracher du mur, à regagner la troisième dimension et, homme à nouveau, il libérait la porte ferrée du magasin de son pesant attirail de verrous et de cadenas.

Lorsqu’il ouvrait ainsi le lourd battant du portail bardé de fer, l’obs-<17>curité muette se retirait d’un pas, reculait d’un empan vers l’intérieur pour se lover avec paresse dans le fond. Fumet invisible émanant de dalles encore humides du trottoir, la fraicheur de l’aube se tenait timidement sur le seuil en un filet mince et treblant. Tout au fond, parmi les pièce d’étoffe vierge, reposait la pénombre de tant de jours et de nuits révolus: rangée coupe sur coupe, elle s’estompait en tunnels et en voûtes profondes, prologeant toujours ses mystérieuses errances pour finir, exténuée, au cœur noir de l’arrière-boutique où, lasse de se différencier, saturée d’elle-même, elle achevait de se dissoudre en une sourde et fantômale quintessence de drap.

Ce long rempart de peignés et de cheviottes, Père le passait lentement en revue, frôlant du doigt, comme les fentes d’une robe, les lisières des grosses pièces de tissu. Les piles aveugles de ces troncs, toujours prompts à la panique, retrouvaient la paix sous sa caresse et se rengorgeaient dans leur hiérarchie drapière.

Chaque matin, la boutique se révélait pour Père un lieu de tourments et de tracas sans fin. Enfant de ses œuvres, ce n’est pas d’aujourd’hui qu’elle avait entrepris de le supplanter d’une façon aussi menaçante qu’énigmatique. Devant lui, le magasin se dressait, devoir sublime, immense et certes au-dessus de ses forces. L’énormité de la tâche le remplissait de terreur. Fixant d’un œil d’épouvante une étendue que même sa vie entière, jetée d’un seul geste sur la balance, n’aurait pu remplir, il observait avec désespoir la légèreté des commis, leur optimisme insouciant et badin, leurs manipulations aussi espiègles qu’irréfléchies – et toujours parfaitment en marge de la cause. Non sans une amère ironie, il persistait à scruter ces jeunes visages que le souci ne trouble guère, tous sec fronts que jamais la pensée n’entame, il se plaisait à sonder, et jusqu’à la rétine, ces yeux dont pas même l’ombre d’un doute n’effleurait l’innocente confiance. Qu’y pouvait ma Mère, si loyale et si dévouée qu’elle fût ? Pas le moindre reflet de la cause n’arrivait à toucher son âme simple, jamais menacée, nullement destinée d’ailleurs aux tâches héroïque. Imaginait-elle vraiment qu’il ne la voyait pas, échangeant avec les commis de furtifs regards d’intelligence, ravie qu’elle était de ces minutes de répit où elle trouvait le loisir de prendre part à leurs insipides clowneries ?

De cet univers d’insouciance, Père se retranchait d’un geste catégorique pour fuir au sein de la dure règle de son ordre. Terriflé par la dissolution qu’il voyait régner alentour, il en était venu à se cloitrer dans le sacerdoce solitaire d’un idéal sublime. Jamais sa main ne relâchait des rênes maintenues avec toute la vigueur requise, jamais il ne se permettait de desserrer la discipline, ni de recourir à de commodes facilités tout juste dignes de M. Ballanda et Cte ou autres dilettantes de la corporation, ignorants de la soif de perfection et de l’ascèse inéparable de la plus haute maîtrise ! Père, lui, considérait avec chagrin le déclin du métier. Dites, qui donc, parmi la géneration nouvelle des drapiers, se rappelait les nobles traditions d’un art centenaire ? Qui donc, parmi eux, savait encore que, rangée sur les rayons selon les règles de l’art, la pile des coupes de tissu devait à l’interrogation du doigt qui la parcourt de haut en bas répondre par un arpège sonnant comme sur un clavier ? Qui encore, parmi ceux d’aujourd’hui, était caable de saisir dans toute leur finesse les ultimes clauses de style indispensables à tout normal échange de messages, de préavis et de mémoranda ? Qui enfin appréciait encore à sa juste valeur <18> les charmes de cette diplomatie commerciale née de la vieille école, ce déroulement sévère et complet du marché à négocier qui allait d’une raideur sans compromis, d’une réserve digne et rigoureuse dès l’arrivée du fondé de pouvoirs de la firme étrangère, par un lent dégel dû à l’inlassable faconde autant qu’aux séductions du diplomate, jusqu’à sa conclusion : un souper entre hommes, arrosé de vins fins, servi là, sur le bureau, au milieu des documents dépliés; repas dégusté dans une ambiance solennelle, où l’on ne se privait point de pincer au passage le croupe de la servante Adèle ni d’échanger ent toute liberté des propos grivois, comme il sied à des messieurs qui n’ignorent pas ce qu’ils doivent à l’heure et aux circonstances et viennent de signer un marché conlu à profit réciproque ?

Dans le silence des heures premières où l’ardeur du jour prenait le temps de mûrir, Père espérait enfin trouver l’éclair d’inspiration qui lui aurait permis de boucler d’un trait heureux son message adressé à la Maison Christian Seipel et Fils (Filatures et tissages mécaniques). C’était une cinglante parade opposée aux prétentions indues de ces messieurs, réplique coupée juste à son tournant décisif, là où le style allait monter au sommet de sa pointe – court-cirucuit, étincelle reconnaissable à peine à un demi-frisson intime : après, la phrase ne pouvait plus que retomber en une péroraison pleine d’élégance et d’envol, scellant sans appel le message. Cette chute toujours attendue, Père du doigt en palpait presque le piquant qui, seul, lui demeurait inaccessible. Oui, il ne lui manquait plus que l’instant de bonne humeur, de verve inspirée, qui lui aurait permis d’emporter l’obstacle toujours dérobé. Chaque fois, sa main allait chercher derechef une feuille blanche, espérant d’une éelan nouveau forces la difficulté qui milignement semblait défier toute tentative.

Au fur et à mesure que s’attisait l’ardeur de l’astre, l’excitation de Père, doublée d’une colère indéfinissable, allait s’exaspérant. Sur le plancher, le rectangle de lumière flamboyait. Secs, irisés, les taons sabraient de leurs trajectoires l’entrée, se posant le temps d’une éclair sur le treillis de la porte, bulles de verre métallique que soufflait le brûlot embrasé du soleil; vibrant dans leur vol véloce, les mouches, élytres déployées, s’y fixaient soudain pour reprendre aussitôt le chassécroisé frénétique de leurs inlassables zigzags. Dans la claire embrasure de la porte, on voyait s’évanouir au loin les tilleuls du parc et la cloche fragile du campanile apparaître dans l’air treblant, fantomatique et toute proche comme à travers les lentilles d’une longue-vue.

L’irritation de Père ne cessait de croître. Douloureusement courbé, épuisé, vidé par la diarrhée, il promenait de-ci de-là un regard impuissant et remâchait dans sa bouche un goût plus amer que l’absinthe. L’ardeur du jour montait encore, aiguisant la férocité des taons, posant de brèves pointes de feu sur le cuivre de leurs corsets. Déjà le rectangle lumineux atteignait le bureau dont les papiers flambaient telle une apocalypse. Aveuglé par la marée solaire, le regard ployait sous cette nappe de blancheur uniforme. Derrière ses épaisses lunettes de couleur, Père commence à voir les objets lisérés de pourpre, soulignés de vert ou de violet, et ne peut supporter cette anarchie exaspérée, cette soudaine explosion de couleurs déchaînées sur l’univers qui déferle en vagues successives de lumière. Les mains lui tremblent, son palais devient amer et sec comme avant une attaque. Ses yeux qui ne cessent de guetter par leurs fentes plissées observent sans ciller le cours des événements en profondeur. <19>

                                              

 

II

 

Sur le coup de midi, lorsque Père – frôlant la folie, maté par la canicule et tremblant d’un bouleversement sans objet – se retirait dans le chambres du haut et que dans le silence le plafond de l’étage craquait d’un bout à l’autre sous se accroupissements de guetteur, sur la boutique descendait l’heure de la détente, et la méridienne commençait.

Les commis se livraient à mille gambades. Rebondissant sur les grosses pièces d’étoffe, ils plantaient, entre les rayonnages, des tentes de serge et y susspendaient des draperies en forme de balançoires. Déroulant les lourdes coupes de drap, ils en libéraient une pénombre duvetée, centenaire et cent fois mise en plis. Enfin délivré, ce crépuscule de feutre décati par l’âge imprégnait l’espace de parfums anciens, de l’odeur des jours révolus, patiemment empilés en couches innombrables depuis les frais automnes d’antan. Des nuées de mites aveugles s’éparpillaient crépusculaire de peluche veloutée s’imprégnait de l’essance automnale de l’apprêt. Bivouaquant au milieu de leurs tentes, les vendeurs ne méditaient plus que tours et espiègleries : ils se laissaient enrouler par leurs camarades jusqu’aux oreilles dans les sombres coupes de drap frais, puis restaient ainsi, serrés, couchés l’un à côté de l’autre, béatement cois au pied des piles – pièces vivantes, momies textiles sachant tout juste rouler des yeux et simuler la terreur d’être dans l’impuissance de bouger. Ou bien, ils préféraient se faire balancer et berner jusqu’au plafond dans de vastes nappes d’étoffe largement déployées : le claquement sourd du drap le furieux brassage les plongeaient dans un ravissement démentiel. La boutique paraissait s’arracher du sol, jaillir au vent à travers ses étoffes ailées, les commis, basques déployées : le claquement sourd du drap, le furieux brassage, les plonphètes. Mère contemplait leurs ébats drôlatiques d’un regard indulgent, la dissipation des heures de sieste justifiant à ses yeux les pires inepties, la dissipation des heures de sieste justifiant à ses yeux les pires inepties.

Mauvaises durant l’été, les herbes folles envahissaient en désordre l’arrière-boutique. Côté cour, face à la remise, la fenêtre verdoyait, infestée de chiendents et d’orties, aquatique et miroitante de tant de lueurs feuillues et de reflets ondoyants. Dans le pénombre torpide des longs après-midis, de grosses mouches y croisaient leur vol vrombissant, comme au fond d’une vieille bonbonne verte. Elevés au vin doux de Père, ces ermites velus et monstrueux pleuraient au long des journées leur sort maudit en d’interminables chansons de geste. Encline aux blusques mutations, la tribu déclinante des mouches de boutique, fruit de tant d’incestueux croisements, abondaiten spécimens excentriques, elle dégénérait en une sur espèce de pesants vétérans atteints de gigantisme, druides taciturnes de leur propre souffrance, dont le timbre de basse descendait jusqu’aux profondeurs de l’Erèbe. La belle saison finissant derniers de leur lignée, tous les avortons posthumes et solitaires arrivaient enfin à éclore – ces gros scarabées bleus, nés sans voix et avec de pauvres moignons d’ailes, rares mohicans qui arpentaient à l’infini les carreaux verts en d’inlassables errances.

La porte, rarement ouverte, se tissait de toiles d’araignées. Retirée derrière le bureau. Mère dormait dans son hamac de drap tendu entre <20> les rayonnages. Harcelés par incestes, les commis sursautaient brusquement, la figure lézardée de grimaces reflétant les songes troubles e la sieste. Le chiendent continuait à ivestir notre cour; dans le déchainement de la canicule, le fumier disparaissait tout entier sous des générations d’orties et de bardanes.

De la conjonction du soleil et de rares gouttes d’eau dites de pluie, levait sur ce lopin de terre la vénéneuse substance de l’herbe, décoction querelleuse, dérivé coorrompu de la chlorophyle. Fermentant au sein de la chaleur fébrile, cela cuisait, proliférant par étages en formations aériennes, faites de légères feuilles dentelées, festonnées, plissées, mille fois reprises selon l’idée unique incluse dans son essence. Son heure ayant enfin brusquement sonné, le contagieux concept né des flammes fauves avivées par l’astre, se propageait à l’image même du feu. Il fleurissait sous la fenêtre en des babillages infinis, pléonasmes de papier de soie tout bruissants de verdure : pacotille végétale absurdement multipliée, ce rapiéçage viride venait tapisser nos murs de méchant papier peint, et s’étaler en plaques frissonnantes toujours plus larges, en couches velues et boursouflées formant tenture sur tenture. De leur sieste rapide, les vendeurs se réveillaient en sursaut, les joues en feu. Ils se relevaient de leurs lits, pleins d’un trouble étrange, l’esprit fébrilement agité par des envies de risque, échafaudant d’héroïques pantalonnades. Rongés d’ennui, battant du talon la mesure, ils se balançaient sur les royonnages et, ne rêvant que plaies et bosses, scrutaient en vain le large vide de la place, balayée à blanc par la canicule.

Il arrivait alors que, vêtu de bure et pieds nus, un vieux rustaud venu droit de sa campagne s’arrêtât, hésitant sur le pas de la boutique et risquât un coup d’œil timide à l’intérieur. Quelle aubaine pour nos vendeurs qui se morfondaient d’ennui ! telles des araignées au signal de la mouche, les voilà dégringolant du haut de leurs échelles : aussitôt entouré, poussé, tiré, houspilé, ployant sous une grêle de questions, notre Colas essayait avec un sourire gêné de tenir tête à tant de solicitations importunes. Il se grattait l’occiput, continuait à sourire tout en fixant d’un œil méfiant ces beaux enjôleurs qui le pressaient : „Alors, c’est du tabac que vous vouliez ? Et lequel ? du supérieur sans doute ? qualité égyptienne ou turque ? jaune d’or, ou ambre ? Non, du tout ? un paquet de gros gris alors, du caporal ordinaire, quoi ? du simple scaferlatti à rouler, et voilà tout... Mais approche-vous, voyons, oui, un petit peu plus près, là, faut pas avoir peur comme ça...”  A coups d’inoffensifs horions coupés de compliments, les commis parvenaient à le diriger vers le fond du magasin, devant le petit comptoir qui flanquait le mur. Etant passé derrière, l’un d’eux – c’était Léon – s’essoufflait à vouloir ouvrir un tiroir imaginaire. Ce qu’il peinaait, le pauvre ! et de se mordre les lèvres au milieu de tous ces vains efforts ... Mais non ! il fallait s’y prendre tout à fait autrement – et ils tapaient tous comme des sourds sur le bois du coffre. Appelé à la rescousse, le rustre s’attaiquait de bon cœur à la besogne, avec concentration et gravité. Peine perdue ! on le hissait alors sur le comptoir où, tout recourbé, ses cheveux gris au vent, il se mettait de ses talons nus à piétiner, à frapper la table en cadence. Nous en mourions de rire.

C’est à l’un de ces moments-là que se produisit le lamentable incident qui nous emplit tous de chagrin et de honte. Aucun de nous, certes, n’était innocent, encore que personne n’eût agi de mauvaise foi. Il y avait là plutôt de notre part, manque de sérieux et défaut <21> de compréhension pour les hautes préoccupations de Père. Etant donné son tempérament – aux réactions incalculables, forcenées et toujours portées aux extrèmes – c’est hélas notre imprévoyance qui poussa l’affaire jusqu’à ses conséquences fatales.

Tandis que, formant demi-cercle autour du paysan, nous nous en donnions à cœur joie, Père se glissa à pas feutrés dans la salle. Nous laissâmes passer l’instant de son entrée et ne l’aperçûmes qu’au moment où brusque compréhension des faits, le perçant tel un éclair, vint soudain déformer ses traits jusqu’au paroxysme d’une horreur indicible. Déjà Mère accourait, frappée d’épouvante : „ Qu’as-tu, mais qu’as-tu donc, Jacob ?” criait-elle sans souffle, essayant au comble du désarroi de le calmer d’une tape dans le dos comme pour une personne qui vient d’avaler de travers. Trop tard, hélas... Le poil hérissé, Père se dressait déjà de tout son long. Par coups violents, sa figure se décomposait en couches symétriques suivant les lignes de son épouvante : il muait tout entier là, devant nos yeux, sous le poids d’un inconcevable désastre. Avant même que nous ayons pu comprendre ce qui lui arrivait, il se mit à vibrer et vrombir intensément, puis s’envola sous nos regards, grosse mouche velue, monstrueuse dans son corset bleu acier, insecte qu’un vol dément lançait à tort et à travers contre toutes les parois de la boutique. Emus jusqu’au fond de l’âme, nous écoutions lamento sans espoir, la plainte sourde mais éloquemment modulée qui, là-haut, sous les vieilles solives du plafond, parcourait le registre complet d’une souffrance insondable et sans remède.

Nous nous tenions là, consternés, abimés de honte en présence de ce triste avatar, évitant de nous regarder dans les yeux. Au fond du cœur, nous n’éprouvions que soulagement et gratitude de ce qu’il eût quand même su trouver, à l’instant critique, une issue à l’innommable déconfiture qui venait de l’accabler. Nous admirions l’héroïsme intransigeant qui l’avait jeté à corps perdu dans cette impasse du désespoir, sans aucun recours ni retour au demeurant, il convenait de considérer le geste de Père cum grano salis, un acte à usage plutôt interne, une démonstration qui – violente certes et désespérée – n’avait pourtant disposé que d’une dose infime de réalité. Gardons-nous de l’oublier : presque tout ce que nous vous racontons là, on peut le porter au compte des mirages et aberrations de l’été, de cette semi-réalité caniculaire, des gloses marginales qui fleurissent sans aucune responsabilité ni garantie tout le long des lisières de la saison-morte.

Nous tendions l’oreille dans le silence. Ah ! quelle vengeance de Père, quelle revanche raffinée sur nos consciences ! dorénavant et sans appel, nous étions condamnés à toujours entendre le lugubre bourdon, la plainte basse, de plus en plus douloureuse, de plus en plus pressante, qui soudain s’interrompait net. Un instant soulagés, nous goûtions jusqu’à l’épuiser le silence, la trève bénie qui déjà faisait naître dans nos cœurs de timides soupçons d’espoir. Mais non, cela reprenait bientôt dans la désolation, sans cesse plus exaspéré et plus plaintif, et nous en venions à comprendre qu’une telle douleur sans rivages, vrombissant dans sa noire solitude, semblait à jamais condamnée à se débattre au milieu de la pire errance, qu’une telle malédiction ne pouvait nulle part trouver terme ni limite. Sourd à toute persuasion, vu son gémissant soliloque ponctué de répits. Père paraissait s’oubier un moment pour aussitôt écllater en sanglots d’autant plus véhéments qu’ils reniaient la brève accalmie – et cela nous irritait plus qu’on ne saurait dire. Une telle marée de souffrance, cloitrée dans l’opiniâtre <22> circuit de sa manie, une douleur qui se flagelle elle-même avec cette frénétique cruauté, tout cela finit par devenir proprement intenable pour les témoins impuissants de la catastrophe. Cet appel incessant et furieux à notre pitié ne puvait bien sûr que traduire un reproche, et même venait accuser par trop brutalement notre bien-être pour ne point nous révolter. Nous y ripostions tous, du moins en esprit, et la colère au lieu du repentir abreuvait nos cœurs. N’avait-il vraiment pas trouvé d’autre issue que d’aller s’abîmer ainsi, en aveugle, dans cet état aussi lamentable que sans espoir ? Et, s’y étant déjà plongé – par sa faute ou par la nôtre – ne gardait-il plus assez de ressort ou de vaillance pour pouvoir le supporter sans une plainte ?

Mère ne réprimait qu’à grand-peine sa colère. Juchés sur leurs escabeaux, les commis, eux, ne rêvaient plus que sang et massacres : ils couraient en pensée le plus hauts rayonnages, une tapette de cuir en main, et leur regard se voilait d’une buée rouge. Surplombant le portail, l’auvent de toile ondoyait, incandescent de soleil; dévastant le monde, l’ardeur méridienne gagnait par bonds de sept lieues la blancheur infinie de la plaine, et là-haut, sous les poutres noircies, dans le clair-obscur de la boutique, Père virait et tournoyait, pris sans rémission au réseau de son propre vol, affolé de giration, s’empêtrant lui-même dans les zigzags effrénés de sa course.

 

III

 

En dépit de toute apparence, les épisodes de ce genre n’ont guère de portée en soi. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler que le soir même, comme à l’accoutumée, Père était en train de travailler à son bureau : l’incident semblait clos, le choc douloureux, surmonté et effacé. Nous nous abstenions bien entendu d’y faire allusion. Plongé dans un équilibre apparent, dans une contemplation qui paraissait sereine, nous le regardions couvrir une page après l’autre de sa belle écriture égale. En revanche, les traces de la compromettante personne du pauvre rustre ne se laissaient point supprimer sans mal; l’on sait avec quelle ténacité – pour peu que le terrain s’y prête – peuvent s’enraciner des vestiges de ce genre. Au fil de ces semaines vides, nous faisions tous un peu exprès de l’oublier, lui qui continuait, de jour en jour plus infirme et plus gris, à danser là-bas, sur un coin obscur du comptoir. Déjà à peine perceptible, il persévérait, santillant sans arrêt, fidèle à son poste : l’échine courbée, son bon sourire collé aux lèvres, il y allait de son toc-toc inlassable, guettant quelque chose avec attention et se parlant tout bas. Heurter avait fini par devenir sa véritable vocation, il était en train d’y sombrer sans recours. Nous ne le rappelions même plus : il était engagé déjà beaucoup trop loin pour qu’on eût seulement une chance de l’atteindre.

Les jours d’été n’ont guère de crépuscule. Avant même qu’on s’en aperçût, la nuit étatit sur le magasin, on allumait la grande lampe à pétrole et la chose boutiquière se poursuivait. Valait-il même la peine, par ces brèves nuits de solstice, de rentrer se coucher ? Les heures s’égrenaient dans le noir, Père, abîmé dans une tompeuse concentration, demeurait assis, et des touches légères de sa plume émaillait les marges de son courrier d’astérisques filants d’un beau velours noir – farfadets gorgés d’encre, sigles duveteux, vibrant, erratiques, dans <23> notre champ de vision, molécules d’ombre détachées de l’immense nuit de juillet qui s’ouvrait là à notre porte. Dehors, vesse-de-loup noire, la nuit éparpillait au hasard ses sombres semis, faisait pleuvoir dans l’ombre profonde tout un microscosme de ténèbres, efflorescence contagieuse de tant de nuits d’été. Et sur Père, que ses lunettes aveuglaient, la grande lampe semblait planer tel un brasier liséré de zébrures d’éclairs : rongé par l’impatience, tout oreilles, il n’en finissait pas d’attendre, fixant la candeur éclatante du papier que venait, noir poussier stellaire, largement baigner la marée ombreuse des galaxies.

Derrière le dos du patron, sans sa participation apparente, se déroulait la partie curciale dont le magasin formait l’enjeu; elle se jouait, chose étrange, sur le tableau même qui, suspendu derrière sa tête entre le placard à casiers et la glace, réverbérait la clarté de la lampe à pétrole. Tableau-talisman, toile indéchiffrable, il s’agissait là d’une véritable énigme, interprétée sans trève et léguée d’une génération à l’autre. Que représentait-il au juste ? Une discussion, une controverse menée depuis des siècles et à l’infini, un long procès jamais tranché qui opposait deux principes. Deux négociants s’y affrontaient, deux thèses et deux mondes.  „J’ai vendu à crédit”  vociférait le maigre, ahuri, couvert de haillons, et sa voix se brisait de déssespoir.  „Moi, j’ai vendu comptant”, répliquait de son fauteuil le gros, jambes largement croisées, se tournant les pouces sur son gros ventre. Ah, la haine tenace que Père vouait au gros ! Bien sûr, il les connaissait tous less deux, et depuis l’enfance... Dès les bancs de l’école, comme il lui semblait égoïste et répugnant, le garçonet obèse qui engloutissait au long des récréations une incroyable quantité de petits pains au beurre ! Père ne s’en solidarisait pas pour autant avec le maigre. Avec stupéfaction, il regardait toute l’affaire, ravie par les deux adversaires, lui filer ente les doigts. Retenanat son haleine, son strabisme figé derrière son lorgnon mis de travers, Père, profondément affecté, hérissé d’angoisse, guettait le résultat.

Le magasin, lui, était impénétrable. Il s’affirmait comme la fin dernière de toutes les pensées, des vigiles nocturnes, des investigations épouvantées de Père. Inconcevable dans son essence et sans limites, il durait universel et crépusculaire, en deçà de tout événement. Pendant le jour, empreintes d’une componction patriarcale, les lignées drapières reposaient en paix, mises en ranges et en plis selon le droit d’aînesse, à l’image des génération et des descendances. Mais, sitôt la nuit, rompant le rang, la noire essence du tissu se rebellait pour assaillir le ciel de ses longs solos mimés, de ses vastes improvisations lucifériennes. Sortant de son lit, la boutique entière, bruissante d’automne, se déversait telle une rue, gonflée du ténébreux assortiment d’hiver, comme si par hectares entiers, les hautes fûtaies s’étaient mises en marche formant un grandiose et frémissant paysage. Mais à la belle saison, saison morte, elle revenait s’y retremper dans la nuit et reculait en grognant au sein des ombreuses réserves, retranchée, inaccesssible au cœur de cette jungle d’étoffe. Au long des veillées, les commis, se servant de leurs mètres comme de fléaux, cognaient la sourde muraille des coupes, écoutant avec anxiété le magasin hurler toute la douleur de ses entrailles, muré maintenant dans son tréfonds de fauve doublé de drap.

Ces marches épaisses de feutre, Père les descendait en silence pour s’engouffrer dans les limbes des généalogies, au fond des âges. Dernier de sa race, c’était lui l’Atlas chargé de supporter sur ses épaule le faix de l’immense testament dont il tâchait tout au long des journées et des nuits de saisir dans un brusque éclair la thèse et l’essence. Que <24> de fois; lourd d’interrogation et d’attente, son regard se posait sur les vendeurs ! Sans signe de nulle part, sans voix, privé dans son esprit de toute lumière, il ne désespérait point : peut-être qu’à ces cœurs naïfs et frais, sortis à peine de leur chrysalide viendrait se révéler d’un brusque trait le véritable sens de la boutique, à lui tojours caché. A force de clins d’œil opiniâtres, il les acculait au pied du mur, eux qui fuyaient son regard et reculaient toujours, hébétés, bredouillant dans leur trouble les pires inepties. Parfois le matin, s’appuyant sur sa houlette, Père parcourait en bon pasteur la foule laineuse et aveugle de ses ouailles, les engorgements houleux formés par tous ces troncs ondoyants qui – troupeau sans chef – venaient bêler à l’abreuvoir. Il remettait encore l’heure où ébranler son peuple et le conduire – tribu d’Israël chargée de provende, fourmillante et centuplée – à travers la nuit d’orage.

A la porte, la nuit était de plomb, sans espace, sans souffle ni chemin. Au bout de quelques pas, elle s’achevait à tâtons. On piétinait sur cette lisière rapide en somnambules, et les pieds s’enlisaient à force d’épuiser le maigre espace. Cependant, la pensée continuait à laner et à voguer sans entraves, interrogée sur toutes les fausses pistes de la dialectique nocturne. L’analyse différentielle de l’ombre se déroulait d’elle-même.

Les pieds finissaient par refuser de vous porter au sein de cette impasse gourde, informe, et sans écoulement : dans le grand silence vide et noir, on restait là, au coin le plus intime de la nuit, debout comme devant un pissoir durant de heures, à savourer la sensation béate d’un échec. Seule, réduite à elle-même, la pensée se dévidait en toute lenteur : saturé de tout le poisson dialectique, le traité abstrait de la nuit caniculaire allait toujours, se dépassant lui-même à coups de biais et de feintes minés de syllogismes, étayé de part et d’autre par les montants d’une quête paitente tissée d’interrogations à perdre haleine, de mille sophismes auxquels il n’est jamais jamais de réponse. Repassant l’une après l’autre toutes les coordonnées spéculatives de cette nuit, le traité parvenait – combien laborieusement ! – à dépasser sa propre philosophie pour regagner, complètement, désincarné, le pays des limbes définitives.

Minuit avait sonné depuis longtemps lorsque Père, penché sur ses papiers, leva brusquement la tête. Plein d’importance, il se dressa, l’oreille tendue, les yeux écarquillés.  „Le voilà, annonça-t-il, et son visage rayonnait, allez ouvrir !”  Mais avant que le commis principal Théodore n’ait eu le temps d’atteindre la porte vitrée barricadée de nuit, l’hôte si longuement attendu apparut sur le seuil chargé de lourds colis et dans toute sa splendeur souriante : il arborait une belle barbe noire. Emu jusqu’au fond de l’âme, Père accourait, saluant et lui ouvrant les bras. Ils se donnèrent l’accolade. Un instant, il put nous sembler que noire, luisante, courte sur pattes, la locomotive de son train accorstait sans bruit à notre porte. Affublé de la casquette des cheminots, un porteur suivait, coltinant sur son dos une énorme malle.

Nous ne sûmes jamais exactement qui était cet invité d’élite. Théodore; il est vrai, afirmait non sans aplomb que c’était là Christian Seipel et Fils (Filatures et tissages mécaniques) en personne. L’hypothèse n’offrait guère de vraisemblance et Mère ne cachait pas, quant à elle, ses plus expresses réserves. Une chose en revanche ne faisait aucun doute : nous avions là, devant nous, un démon de taille, un des piliers puissants de l’Union Nationale des Créditeurs. Un collier de barbe noire <25> fleurant bon encadrait son visage gras, luisant et plein de majesté. Entouré d’un bras déférent par son hôte, l’invité avançait vers le bureau au milieu des courbettes.

Ne comprenant pas un mot de l’idiome étranger qu’ils parlaient, nous écoutions, transis de respect, la cérémonieuse conversation, émaillée de sourires, de regards mi-clos, de tapes légères, signes délicats d’une tendre amitié.

Ayant échangé les aménités préliminaires, ces messieurs passèrent à l’affaire proprement dite. On étala sur le bureau livres et dossiers, on ouvrit un flacon de vin blanc frais. Un havane odorant au coin des lèvres, le visage ramassé en une grimace de rude satisfaction, ils se lançaient de brefs mots d’ordre, monosyllabes de secrète entente, le doigt retenant nerveusement un chiffre litigieux, avec, tels deux augures, des éclairs de malice dans le regard. Petit à petit la discussion devenait flévreuse et l’on ne gardait plus qu’à grand-peine son sang-froid. On se mordait les lèvres, les cigares pendaient, amers et éteints, au milieu des figures subitement déçues où déjà perçait l’aversion; l’on tremblait de rancune contenue. Des plaques vermeilles sous les yeux. Père respirait du nez, ses cheveux se hérissaient au-dessus d’un front où perlait la sueur. La situation s’envenima : s’arrachant de leurs sièges, les deux partenaires se retrouvèrent debout, face à face, essoufflés et à peine conscients, croisant au hasard les reflets de leur pince-nez. Saisie de panique, Mère, désireuse de prévenir la catastrophe, se mit à calmer Père en lui donnant dans le dos de petites tapes implorantes. Voyant une dame devant eux, ces messieurs reprirent leurs esprits et, soucieux de savoir-vivre, échangèrent en souriant un grand salut, puis se remirent à la besogne.

Sur les deux heures du matin, Père rabattit d’un geste la lourde couverture du grand livre. Rongés d’inquiétude, nous tâchions de deviner à la mine des interlocuteurs de quel côté penchait la victoire. La bonne humeur de Père nous semblait sperficielle et factice, cependant que, carré dans son fauteuil, les jambes confotalement croisées, Barbe-Noire respirait dans toute sa personne le plus affable des optimismes. D’un geste de libéralité non exempt d’ostentation, il se mit à distribuer des pourboires aux vendeurs.

Factures et documents rangés, ces messieurs se levaient déjà de table avec des airs pleins de promesses. Cherchant du regard la complicité des commis, ils laissaient entendre leur disponiblité à toute aventure et marquaient un solide appétit de bordée à l’insu de ma Mère. Tout cela était pure vantardise, les commis savaient parfaitement à quoi s’en tenir. Cette nuit ne menait nulle part. Elle finissait là, tout de suite, au borde du caniveau, contre une muraille aveugle d’echec et de néant. Tous les sentiers y conduisant ramenaient le monde à la boutique; toutes les expéditions en profondeur avaient, dès le départ, les ailes brisées. Aux clins d’œil, les vendeurs ne renvoyaient des clins d’œil que par pure politesse.

Bras-dessus, bras-dessous, Barbe-Noir et Père quittèrent le magasin pleins d’entrain, escortés jusqu’à la sortie par l’indulgent regard des commis. Aussitôt la porte franchie, la nuit d’un coup de guillotine leur trancha la tête et ils plongèrent dans le noir comme dans une onde obscure.

Qui a jamais sondé le gouffre sans fond de la nuit de juillet ? Jamais mesuré à combien de brasses on s’enfonce dans cet abîme, ce vide où rine ne se passe ? Ayant sombré et resurgi ainsi à travers l’infini téné<26>breux, ils se retrouvaient derechef à l’entrée de la boutique comme s’ils venaient juste d’en sortir, récupérant leurs têtes perdues avec toujours, aux lèvres, le dernier mot qui n’avait pas servi la veille. Ainsi plantés debout – et qui sait pour combien de temps – ils devisaient d’une voix monocorde, se donnant l’air de rentrer d’une gaillarde équipée qui les avait sourdés par la camaraderie nocturne d’un prétendu libertinage. Du geste nonchalant des noceurs, ils rejetaient leur chapeau en arrière, vacillant sur des jambes molles.

Evitant le portail éclairé, ils gagnèrent à pas de loup la petite porte de l’immeuble et se mirent en devoir de gravir l’escalier grinçant de l’étage. Ils arrivèrent ainsi non sans peine, par la galerie intérieure, jusqu’à la fenêtre de la chambre d’Adele, pour essayer de surprendre la dormeuse. Ils ne parvenaient à la voir, écroulée dans l’ombre, inconsciente, tête brûlant rejetée sur l’oreiller et cuisses entrebâillées, saisie de spasmes dans l’étreinte du sommeil, fantatique femme-lige des songes. Oh, ils pouvaient tambouriner tout leur saoul sur ses carreaux noirs, voire fredonner des refrains grivois : un sourire léthargique sur ses lèvres entrouvertes, la fille, prise dans une roideur cataleptique voguait, inaccessible et distante, sur les pistes de l’inconnu.

Alors, renonçant à tout, affalés sur la rampe de bois du balcon, ils bâillaient à rendre l’âme, tapant du talon contre les barreaux de la balustrade. A une heure aussi tardive qu’imprécise, ils finirent tous deux l’on ne sait trop comment par retrouver, dans deux méchants lits, leurs corps sur un monceau de matelas et de couettes. Esquifs parallèles, ils se laissaient porter par le vif courant du sommeil et se distançaient tantôt l’autre dans la galopante carrière d’un laborieux ronflement.

A une certaine borne de leur course – soit que le fil du sommeil eût réuni leurs corps, ou qu’imperceptiblement leurs rèves eussent fini par confluer – arrivés à un des carrefours du noir sans-espace, ils sentirent que s’embrassant l’un l’autre, ils étaient engagés dans une lutte hagarde et sans merci. La respiration lourde, ils s’essoufflaient en efforts stériles. Tel l’Ange terrassant Jacob, Barbe-Noire était sur mon Père. Bandant toutes ses forces, Père le serrait entre ses genoux et, tout en voguant au loin dans une sourde et gourde absence, il parvenait encore à voler entre deux reprises un instant de véritable sommeil. Ainsi cobattaient-ils – et pour quel enjeu ? un nom ? Dieu ? un contrat ? – Ruisselant de sueur mortelle, ils tiraient sur leurs dernière forces et le flot du sommeil les portait au large, jusqu’aux plus mirifiques cantons de la nuit.

 

IV

 

Le lendemain, Père boitait légèrement d’un pied. Sa face resplendissait. Juste à l’aube, il avait enfin su trouver, toute prête, l’étincelante pointe de son message, cherchée en vain durant tant de jours et de nuits. Quant à Barbe-Noire, nul ne le vit plus jamais. Il était parti au petit jour, emportant sa malle et ses colis, sans prendre congé de personne. Cette nuit d’été fut la dernière de la morte-saison. A compter de là, le magasin allait connaître sept longues années d’abondance.

 

 

[La Morte-saison, traduit du polonais par Allan Kosko, „Les lettres nouvelles”, 7° année. Nouvelle série. N°19, 8 juillet 1959, p. 15-27]

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